«Egypte 51», fresque nostalgique

14-09-2019 08:50 AM


Créé en 2014, le Prix de la littérature arabe est la seule récompense française distinguant la création littéraire arabe. Ce prix (doté de 10 000 €) promeut l’œuvre (roman ou recueil de nouvelles) d’un écrivain ressortissant de la Ligue arabe et auteur d’un ouvrage écrit en arabe et traduit en français ou directement écrit en français et publié entre le 1er juin 2018 et le 31 août 2019.

Sept romans ont été retenus pour le Prix de la littérature arabe 2019. La liste comprend: «La Chambre de l’araignée» (traduit de l’arabe par Gilles Gauthier) de Mohammad Abdel Nabi (Actes Sud) ; «Les petits de Décembre» de Kaouther Adimi (éditions du Seuil) ; «Ougarit»de Camille Ammoun (les éditions incultes) ; «Le ciel sous nos pas» de Leïla Bahsaïn (Albin Michel) ; «Égypte 51» de Yasmine Khlat (Elyzad) ; «Port-au-Prince aller-retour» de Georgia Makhlouf (La Cheminante) ; «Ceux qui ont peur» (traduit de l’arabe par François Zabbal) de Dima Wannous (Gallimard).

Le Prix sera annoncé et présenté à l’Institut du Monde Arabe (IMA) lors une cérémonie qui aura lieu le 6 novembre 2019 en présence de Jack Lang, Président de l’IMA.

Le jury se réunira à l’automne sous la présidence de Pierre Leroy, cogérant de Lagardère SCA, pour délibérer et désigner le (ou la) lauréat(e) de la nouvelle édition du prix de la littérature arabe.

Depuis sa création par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, le prix de la littérature arabe a été remis au Libanais Jabbour Douaihy (2013), à l’Égyptien Mohamed al-Fakharany (2014), au Saoudien Mohammed Hassan Alwan (2015), à l’Irakienne Inaam Kachachi (2016), à l’Irakien Sinan Antoun (2017) et à l’Anglo-Égyptien Omar Robert Hamilton (2018) pour son roman “La ville gagne toujours” (Gallimard).

La sélection de cette 7e édition met à l’honneur la diversité de la littérature arabe, à travers les romans d’écrivains algériens, égyptiens, libanais, marocains et syriens.

“Egypte 51” de Yasmine Khlat est l’un des 7 titres sélectionnés dans la sélection officielle du Prix de la littérature arabe 2019!

Yasmine Khlat, née en 1959 à Ismaïlia dans une famille libanaise, est une romancière. Elle a entamé une carrière dans le cinéma avant de se consacrer à l’écriture.Khlat a bien connu l’exil: Celui de ses parents nés à Alexandrie et émigrés d’Egypte après la nationalisation du Canal de Suez, et le sien, au début de la guerre civile libanaise. Depuis, elle vit à Paris, bien qu’elle porte toujours en elle la mémoire des vents violents de l’éloignement.

Après trois romans “le désespoir est un péché”, “partition libre pour Isabelle” et “le Diamantaire”, Yasmine Khlat vient de sortir “Egypte 51″aux éditions Elyzad: un roman épistolaire poétique sur une Egypte troublée, à l’aube de la nationalisation du Canal de Suez. Une période agitée vécue à l’intérieur d’une communauté syro-libanaise privilégiée, qui offre néanmoins un tableau brut de l’agitation sociale et politique de l’époque. Derrière les échanges d’apparence anodine entre les deux protagonistes, se dresse en toile de fond les différences de classe, effleurant peu à peu le drame d’une société qui se délite. L’auteur revient sur le contexte de ce roman épistolaire historique…

Les correspondances de ses parents ont été une inspiration qui lui a donné envie d’écrire ce roman épistolaire, mais les personnages ne correspondent pas à leur vie. Son père était bien médecin au Canal de Suez, mais le personnage de Mia est un métissage entre sa mère et l’auteure. Quant à Abd el Hay et Ramo, ils ont été totalement inventés, même si l’histoire s’inscrit effectivement dans son milieu: celui des familles syro-libanaises d’Egypte.

Yasmine avait lu un livre qu’elle a beaucoup aimé, “un aller sans retour” de Victor Sègre sur l’histoire d’un juif communiste égyptien et qui parle de cette époque. C’était une période très cosmopolite de l’Egypte où vivaient ensemble beaucoup de communautés étrangères. Après la nationalisation du Canal de Suez et l’agression tripartite (France, Angleterre et Israël), l’atmosphère s’est durcie et toutes ces communautés ont dû quitter l’Egypte, les juifs et les syro-libanais également. On peut croire que cette société cosmopolite n’était réservée qu’au milieu élitiste bourgeois mais la mixité était aussi très présente dans les quartiers populaires.

Il fallait faire vivre ces lieux dont elle parle dans le livre et elle voulait retranscrire fidèlement l’atmosphère du pays à l’époque. Elle a donc interviewé une historienne, le journaliste Alain Gresh, des gens d’Ismaïlia, et même un monsieur assez âgé dont le père a participé à la création du canal de Suez qui a grandi sur les bords du Canal.

C’est vrai qu’ils sont privilégiés et vivent dans une sorte de cocon. Mia ne parle presque pas l’arabe ou seulement avec les domestiques. Ils évoluent dans un monde coupé du reste de l’Egypte mais ils le réalisent. Stéphane a des inquiétudes, il sent que le Canal sera nationalisé. Son ami lui dit qu’il vit dans un monde qui n’est pas la réalité, “Ismaïlia est une ville divisée”, lui dit-il. Léa, l’ami de Mia la confronte en lui disant “qu’avons-nous fait pour l’Egypte?”. Yasmine a voulu parler de son milieu et de ce qu’elle a connu à travers ses parents, mais elle a aussi voulu donner à travers interrogations, un panorama plus large de l’Egypte.

Le roman est constitué de lettres. Un narrateur trouve un paquet de lettres et commence à les lire. Elles sont classées par année. Il y a celles du Docteur qui était employé à l’époque à la compagnie universelle du canal de Suez. Et celles de Mrs Mia. En 51, elle venait d’emménager au Caire avec sa famille mais elle est née et a grandi à Alexandrie.

D’une lettre à l’autre, des vies se construisent et d’autres s’écroulent, des pays changent, des familles se brisent, et des histoires se lèguent…

En Egypte, en 1951, le roman relate l’histoire de Stéphane tombé amoureux de la fantasque et fragile Mia lors d’un séjour au Caire. Depuis Ismaïlia, petite ville au bord du Canal de Suez où il exerce en qualité de médecin, il courtise la jeune fille. Tous deux, imprégnés de culture française et protégés par le cocon de leurs familles syro-libanaises aisées et raffinées, peinent à comprendre cette grande Égypte où se côtoie aussi tant de misère. Ils se sentent un peu en dehors. Ils s’interrogent sur leur décalage, tandis qu’au-delà des différences, des liens forts se nouent, avec Abd el Hay le confrère égyptien médecin, avec Léa qui enseigne au Lycée de l’Union juive, avec le mystérieux Ramo qui a fait chavirer le cœur de Mia… Mais les conflits grondent déjà. En 1956, la nationalisation du Canal jette les personnages dans la tourmente. Vers où les vents puissants de l’exil les mèneront-ils ? Libéria, France, Liban… autant de tentatives pour recréer des fragments de bonheur, malgré les séparations et la guerre…

La troisième partie de la correspondance date de 1975. Stéphane et Mia sont mariés et ont deux enfants : Liliane et Téo. Ayant quitté l’Egypte, ils sont au Liban déchiré par la guerre civile. Le couple est fusillé.

La dernière partie a lieu au Liban de 1984. Liliane vit en France, Téo, blessé par les balles, reste à Beyrouth. Ils s’écrivent comme leurs parents. Vont-ils s’exiler pour survivre ou resteront-ils au Liban des racines en cultivant l’espérance ?

Le roman peint une belle histoire d’amour dans un contexte historique (Canal, la guerre civile du Liban…). S’alternent alors les images douloureuses de l’Histoire et les belles sensations d’amour. Le roman est un duel entre la tendresse et la guerre. Et cette duplicité thématique dessine d’autres thèmes comme l’exil, l’identité, l’interculturel…

Ce roman est le fruit d’une grande documentation. Les narrateurs insèrent çà et là des fragments historiques réels. Les personnages fictifs côtoient ceux de la réalité comme Ferdinand de Lesseps, Gamal Abdel Nasser, Nawal el Saadawi… Le roman se situe donc entre la vérité amère de l’Histoire et le doux mensonge de la fiction.

L’autobiographie est omniprésente. L’auteure insère plusieurs fragments de sa vie à l’intérieur de la fiction. La biographie de Yasmine Khlat illustre clairement ce constat.

Le choix du genre épistolaire n’est pas fortuit : l’auteure s’est inspirée de la correspondance de ses parents. Elle le révèle elle-même au début : L’emploi du présent de l’indicatif actualise la correspondance et attire davantage le lecteur comme si l’histoire se passait au moment présent devant ses yeux.

«Egypte 51» est un roman profond par sa simple écriture. Il peint à la fois l’Egypte et le monde. Mêlant histoire et fiction, il explore la frontière entre la guerre et la vie, l’espérance et le désespoir, la tendresse et le chagrin, l’exil et la terre natale. Yasmine Khlat rend un poignant hommage à ses parents, au genre épistolaire, et à l’Egypte des années 50. C’est un beau roman qui sauve la mémoire !

Découvrez ce petit bijoux et laissez-vous emporter à la fois par cette histoire d’amour turbulente et par le souffle de l’Histoire.

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