Saint-Sauveur-in-Chora, merveille de l’art byzantin, transformée en mosquée

29-08-2020 05:34 PM


La décision du président turc Recep Tayyip Erdogan de transformer en mosquée la fameuse église-musée byzantine de Saint-Sauveur-in-Chora à Istanbul, patrimoine mondial de l’UNESCO, suscite l’indignation au-delà même des milieux orthodoxes. Après la basilique Sainte-Sophie en juillet, c’est le deuxième édifice d’Istanbul que le président Erdogan reconvertit en lieu de culte musulman cet été.

Construite par les Byzantins au Ve siècle, l’église Saint-Sauveur-in-Chora, également appelée église de la Chora, avait été convertie en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, puis en musée après la Seconde Guerre mondiale. Dans un décret présidentiel publié vendredi 21 août, Erdogan a ordonné d'”ouvrir au culte” musulman ce lieu prisé des touristes, s’appuyant sur une décision du Conseil d’État rendue dans ce sens l’an dernier.

Pour nombre d’observateurs, les récentes reconversions d’anciennes églises byzantines visent à galvaniser la base électorale conservatrice et nationaliste d’Erdogan, dans un contexte de difficultés économiques aggravées par la pandémie de Covid-19. Les tensions avec la Grèce y jouent aussi un rôle. Il y a une volonté d’effacer les traces de la civilisation grecque et chrétienne. En mettant la main sur un lieu appartenant à la civilisation grecque, on rappelle aussi à la Grèce sa place d’ancien membre de l’empire que les Turcs dominaient. Athènes a d’ailleurs vivement dénoncé la reconversion de l’église de la Chora, y voyant une autre provocation envers les croyants et la communauté internationale. Athènes souligne que malgré ses déclarations de temps à autre en faveur du respect des droits des minorités et du caractère multiconfessionnel de sa société, la Turquie ne respecte pas ses obligations internationales à l’égard des monuments du patrimoine culturel mondial qui se trouvent sur son territoire. Elle a invité le gouvernement turc à retourner au 21e siècle, siècle marqué par le respect mutuel, le dialogue et la compréhension entre les civilisations.

Le métropolite Hilarion de Volokolamsk, « numéro deux » du Patriarcat de Moscou, s’est dit à son tour affligé par la décision des autorités turques de rendre le statut de mosquée – après la basilique Sainte-Sophie – à une autre église orthodoxe d’Istanbul, Saint-Sauveur-in-Chora (mosquée Kariye). C’est l’église byzantine d’Istanbul qui a le mieux conservé son aspect originel. Ses extraordinaires mosaïques et ses fresques sont un remarquable exemple de l’art de la renaissance paléologienne. Le métropolite russe craint qu’elles ne soient plus à l’avenir accessibles aux regards, comme les mosaïques de Sainte-Sophie, bien que les autorités turques aient assuré qu’elles resteraient visibles pour les visiteurs en dehors des heures de prière musulmane. « Il est malheureux d’observer le mépris ostensible des actuelles autorités turques pour les sentiments religieux des chrétiens du monde entier, mépris qu’aucun argument rationnel ne peut justifier. Fouler aux pieds l’inestimable patrimoine culturel byzantin ne peut guère profiter à l’Etat turc », martèle l’hiérarque orthodoxe russe. « Quant à améliorer la bonne réputation internationale de la Turquie et à consolider la concorde interreligieuse dans le pays et dans le reste du monde, ce ne sont pas des mesures comme celles-ci qui vont y contribuer ». La culture et l’histoire russes s’inscrivent dans la continuité du glorieux passé de l’Empire romain d’Orient, et nous ne pouvons donc rester indifférents à des faits aussi affligeants, a-t-il poursuivi.

A peine 48 heures après l’annonce d’Erdogan, Bartholomée Ier, patriarche œcuménique de Constantinople, a vivement regretté la décision de faire suivre à l’ancienne basilique de Chora le chemin de Sainte-Sophie et de la transformer de musée en mosquée. Bartholomée 1er a célébré la Divine Liturgie dimanche 23 août 2020 dans le monastère historique de Panagia Faneromeni à Cyzicus, ancienne ville grecque située sur la côte sud de la mer de Marmara, en Turquie. Il a fait référence aux villes de Cyzicus et d’Erdek qui sont « privées de leur gloire passée ». « Il n’y a plus ici de communautés orthodoxes prospères, d’églises, de monastères, d’écoles et d’institutions sacrées », a-t-il déploré, avant de mentionner la récente transformation de Sainte-Sophie et de l’église de Chora en mosquées. « Ces deux monuments uniques de Constantinople ont été construits comme des églises chrétiennes. Ils expriment l’esprit universel de notre foi ainsi que l’amour et l’espoir de l’éternité. Les mosaïques et les icônes uniques sont une nourriture pour l’âme et un spectacle remarquable pour les yeux. Elles font partie du patrimoine culturel mondial », a ajouté le patriarche œcuménique. « Nous prions le Dieu de l’amour, de la justice et de la paix d’éclairer l’esprit et le cœur des responsables », a-t-il conclu.

Pour Zeynep Turkyilmaz, historienne de l’Empire ottoman, il sera impossible de dissimuler les fresques temporairement lors des heures de prière, comme c’est aujourd’hui le cas à Sainte-Sophie, car elles décorent l’ensemble de l’édifice. « C’est l’équivalent d’une destruction, car il est impossible de transformer cette architecture intérieure en la préservant », s’alarme-t-elle.

Avec son histoire millénaire, Saint-Sauveur-in-Chora n’a rien à envier à la basilique Sainte-Sophie

. A l’époque de Constantin 1er (empereur de 306 à 337 après J.C.) – qui a unifié l’Empire et choisi Constantinople pour en être la capitale -, il existait déjà une chapelle. À la construction des remparts de Théodose II au début du Ve siècle, l’empereur intégra la chapelle, sans doute flanquée de quelques cellules monastiques, dans le système défensif de la ville, ce qui accentua son importance. Elle reçut le qualificatif en te Chora « dans la campagne » et garda son appellation. (En grec moderne, khôra signifie « terroir » mais en grec ancien, ce mot désignait une zone à dominante rurale dépendant d’une ville.)
En 534, l’empereur Justinien confia à Saint Théodore de Chora, l’érection d’une église et d’un monastère à l’emplacement de la petite chapelle, mais ce fut au XIe siècle que Maria Dukaina, la belle-mère d’Alexis Ier Comnène, fit reconstruire l’église en croix grecque inscrite dans un édifice carré, un style qui servira ensuite de modèle pour toutes les églises orthodoxes. En 1296, l’église souffrit d’un écroulement partiel suite à un tremblement de terre. Elle fut alors reconstruite par Isaac Comnène, troisième fils d’Alexis. Cependant, ce n’est que deux siècles plus tard, que l’église acquit la forme actuelle, lorsque lui furent adjoints un exonarthex et une chapelle latérale, un parecclésion. En 1261, Michel Paléologue reconquit Constantinople qui avait été prise en 1204 par les Latins lors de la quatrième croisade et veut redonner de l’importance à l’Empire byzantin. L’artisan de cette renaissance sera le grand logothète (administrateur des finances) Théodore Métochite qui, entre 1315 et 1321, dota l’église de la plupart de ses magnifiques mosaïques et fresques qui constituent un trésor exceptionnel.
Datant en grande partie du XIIIe et du XIVe siècle, les fresques représentent différentes étapes de la vie de Jésus, de Marie, de divers saints de l’Église et d’importants personnages de l’époque byzantine. Les mouvements gracieux et les traits fins des personnages donnent à leurs représentations une légèreté et une élégance étonnantes. D’une finesse et d’une fraîcheur incomparables, elles sont parmi les mieux conservées au monde. Sur les murs et les dômes, les principaux thèmes bibliques sont déclinés, la Dormition de la Vierge, la Résurrection, le Jugement dernier. A l’extérieur, l’Eglise Saint-Sauveur-in-Chora parait assez petite par rapport aux autres Eglises construites à Istanbul. Le bâtiment de l’Eglise Saint-Sauveur-in-Chora comporte six dômes : trois dans le naos, deux dans l’esonarthex et un dans le parecclésion.
Après la conquête ottomane de Constantinople, Atik Ali Pacha, grand vizir du sultan Bayezid II, transforme l’église en mosquée en 1511. L’islam interdisant les représentations figuratives, les mosaïques et les fresques sont recouvertes de chaux, ce qui permet de les masquer sans les détruire.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une équipe d’historiens de l’art américains mène une longue restauration de l’édifice, qui ouvre au public en tant que musée en 1958. Classée comme musée depuis 1948, l’église Saint-Sauveur-in-Chora est aussi désignée sous le nom de Karyie Camii, la mosquée « Chora ». Toutes les fresques et mosaïques ont été dégagées en 1948 par Thomas Whittemore et Paul Underwood, du Byzantine Institute of America, qui entreprirent la restauration de ce qui est aujourd’hui la plus riche collection de mosaïques du dernier âge d’or de l’art byzantin.

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