Méditerranée : Un rêve qui dure

04-11-2018 03:37 PM


La « mer au milieu des terres », comme l’indique l’étymologie, sillonnée aujourd’hui par les croisiéristes fut pendant plusieurs millénaires le cœur battant du monde occidental et le lieu de rencontre des trois grandes religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam.

D’une étendue somme toute modeste, 2,5 millions de km2 en incluant les mers intérieures (Adriatique, Égée), la Méditerranée a des atouts exceptionnels qui expliquent son destin historique, en premier lieu sa situation au carrefour des trois continents de l’Ancien Monde : Asie, Afrique, Europe ; en second lieu, de nombreuses échancrures (baies, promontoires, îles) propices au cabotage (navigation à vue).

Dès la fin du Paléolithique, des hommes traversèrent le détroit de Messine et occupèrent la Sicile. D’autres s’installèrent en Crète et à Chypre dès avant le VIIe millénaire av. J.-C. Sur les rivages de la Méditerranée orientale s’épanouirent dès lors quelques-unes des plus belles civilisations de la haute Antiquité.

L’empire romain et ses lointains héritiers, Byzance et l’Italie de la Renaissance, firent de la Méditerranée le centre du monde… jusqu’à ce que l’ouverture des routes atlantiques la rejettent à sa périphérie

Pour les Anciens, la Méditerranée faisait figure de mer rebelle, colérique, indomptable, bordée de montagnes abruptes sur la côte Nord et de plaines inhospitalières sur la côte sud, parcourue de vents sauvages qui cèdent la place à des étés torrides où la mer huileuse immobilise les bateaux. Une zone de fracture de l’écorce terrestre source d’inondations, d’éruptions volcaniques et de tremblements de terre. Un cimetière marin pour des bateaux mal préparés à en affronter les dangers et dont les équipages ne pouvaient que s’en remettre à la faveur des dieux.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’activité des ports phéniciens et la geste d’Ulysse, premier héros méditerranéen.

La Phénicie correspond à peu près au Liban actuel avec les ports bien abrités de Byblos, de Sidon ou de Tyr. Elle connaît une civilisation prospère dès le XIVe siècle av. J.-C., fondée sur le commerce avec des « succursales » en Afrique du Nord, en Espagne et dans les îles de la Méditerranée pour exporter une production agricole et artisanale excédentaire. Mais la flotte phénicienne à faible tonnage, au gréement rudimentaire, et avec un équipage restreint sans équipements de combat limite ses ambitions à du cabotage sur les côtes et à des traversées risquées en période de temps clément.

Quand les Grecs et Homère sortent de l’anonymat, la Phénicie n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même.

Au-delà des tentatives de localisation des étapes du périple de l’« industrieux Ulysse », la période où s’écrit l’Odyssée n’est pas celle des événements immédiatement postérieurs à la guerre de Troie (XIIe siècle av. J.-C.) mais le VIIIe siècle, marqué par le début de l’expansionnisme des cités grecques.

Il s’agit moins de colonisation que de la mise en place d’un réseau d’échanges et de ventes de produits où le troc laisse progressivement place à la circulation monétaire. Viendront ensuite l’expatriation d’une partie de leur population dans ces « colonies », la généralisation de la communication en langue grecque, l’importation de cultures comme la vigne et l’olivier, et la construction de temples dédiés à leurs dieux.

Les Grecs affirment ainsi leur préséance dans le monde méditerranéen. Les navires marchands athéniens escortés de galères armées sillonnent le littoral nord, tandis que Rhodes s’implante en Sicile et à Marseille, Corinthe à Corfou et à Syracuse, Mégare dans le Bosphore, Sparte à Tarente… et que naissent des villes qui connaîtront leur heure de gloire comme Byzance, Trapézonte, sur la mer Noire, ou Naucratis en Égypte, ce vaste « emporium » que décrivent Carpentier et Lebrun (Histoire de la Méditerranée, 2001). Ces comptoirs essaiment à leur tour dans des villes proches, démultipliant le modèle de la cité grecque et favorisant la diffusion des produits venus d’Asie, d’Afrique et d’Europe.

Cette expansion, le « biographe » d’Ulysse l’avait légitimée. Personne ou presque n’a prêté attention à la fonction de « guide du routard » de l’épopée homérique, traçant des itinéraires, signalant les dangers et précisant comment aborder dans des ports sûrs comme la rade de Porto Pozzo.

L’enseignement de l’Iliade et l’Odyssée aux écoliers a accrédité la fierté grecque d’appartenance à une civilisation qui a vaincu ses concurrentes et surmonté les obstacles qui s’opposaient à son triomphe. Cette période glorieuse s’achève dès le IVe siècle du fait des dissensions internes et des rivalités sanglantes des cités grecques, de l’échec du panhellénisme, de la chevauchée d’Alexandre au Proche-Orient et du recentrage des activités commerciales vers la Méditerranée orientale avec Rhodes capitale de la banque et Alexandrie, capitale du négoce. Puis Carthage impose sa prédominance et sa défaite face à Rome facilitera la création de ce que le géographe grec Strabon (1er siècle av. J.-C.) nommera dans une formule restée célèbre, la « Mare Nostrum ».

Du 1er siècle av. J.-C. au 4e siècle après J.-C., malgré les résistances, les révoltes, les coups d’État, les invasions, l’insécurité grandissante, les schismes religieux, la puissance romaine s’étend sur plus de 5 millions de kilomètres carrés.

Ses routes terrestres et maritimes, ses forums et ses temples tous construits sur le même modèle, ses marchés ouverts sur l’ensemble du monde exploré, la citoyenneté accordée par l’édit de Caracalla (212) à l’ensemble des citoyens libres, ont fait de Rome un centre géographique, administratif et le moteur d’un Empire où règne une fragile mais réelle pax romana qui se délitera progressivement dans la longue agonie du Bas-Empire.

Dans la Méditerranée, véritable lac intérieur de l’Empire, le commerce atteint un volume sans précédent cependant que la piraterie est presque éradiquée après les opérations de police menées par Crassus et Pompée. Les dangers de la côte sont aussi mieux maîtrisés grâce aux phares érigés par les ingénieurs romains, à l’imitation de celui d’Alexandrie, sur l’île de Pharos (IIIe siècle av. J.-C.).

Les traversées maritimes sont plus rapides et plus sûres que les voyages par voie de terre, à travers des montagnes encore infestées de brigands. Ostie, le port de Rome, est à huit jours de navigation de Gadès (Cadix, sur la rive atlantique de l’Espagne), à trois jours de Marseille, à dix jours d’Alexandrie. Ce commerce fait avant tout la prospérité de l’Orient, grand pourvoyeur de produits de luxe. C’est aussi d’Orient que circulent par la mer les idées et les religions nouvelles. Le christianisme se serait-il développé sans les pérégrinations maritimes de saint Paul ?

Le rêve se brise définitivement à la mort de l’empereur Théodose en 395, qui laisse ses deux fils se partager l’Empire : à Honorius l’Occident, à Arcadius l’Orient. Le premier flanche sous la pression des Wisigoths, des Vandales et des Ostrogoths. La prise et le sac de Rome par Alaric en 410 ont un retentissement qui dépasse les frontières de l’ancien empire alors que Constantinople, qui s’appuie sur la communauté chrétienne méditerranéenne, devient le centre des échanges commerciaux de toute la Méditerranée orientale.

L’empereur Justinien, qui règne de 527 à 565, va tenter de faire renaître la Mare Nostrum. Ce personnage de condition modeste est un travailleur acharné qui a le sens de l’État mais ses qualités sont gâchées par un autoritarisme excessif et une inconstance chronique.

Par ailleurs, en-dehors de l’Italie, de la Grèce et de l’Asie Mineure, son pouvoir ne s’étend que sur une partie des côtes et sur une bande limitée que l’armée ne peut surveiller en permanence d’autant plus qu’il a accordé la prédominance à la flotte pour favoriser les échanges commerciaux entre les ports et faciliter l’importation des marchandises et les trafics d’esclaves. Ses successeurs faibles ou incompétents ne sauront pas préserver la « thalassocratie byzantine » qu’il s’est efforcé de constituer.

C’est une constante qui s’appliquera à toutes les tentatives ultérieures de conquête de la Méditerranée. Celui qui veut y exercer sa domination doit s’assurer le contrôle de la totalité de son littoral, de son arrière pays et des îles.

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