Nasser omniprésent à Tahrir

15-12-2011 09:07 AM



 


Au soir du 26 juillet 1956, le raïs égyptien décrétait, devant une foule en liesse, la nationalisation du canal de Suez.
Il rit, et son rire emporte avec lui la foule. Répercuté par les haut-parleurs sur les façades blanches et rongées de sel de la place Mancheya, bordée par la baie d’Alexandrie, il rebondit, comme un fol et interminable hoquet, transporté par les ondes radio, sous les minarets du Caire millénaire, au fond des campagnes du delta, dans l’aridité des terres rougies de Haute-Egypte, les hauts plafonds d’Héliopolis.
Ivre d’audace, tête en arrière, sur son podium, le zaïm rit donc. En ce soir du 26 juillet 1956, Gamal Abdel Nasser vient de redonner à son peuple sa fierté perdue: «Je vous annonce qu’à l’heure même où je vous parle, le journal officiel publie la loi nationalisant la compagnie ; qu’à l’heure même où je parle, les agents du gouvernement prennent possession de la compagnie.» L’Egypte, incrédule, comprend, d’un coup. Et explose de joie, comme gagnée par la folie. Il n’est pas loin de 21 heures, la nuit est tombée sur l’Egypte. A l’est, à Suez, Port-Saïd, Ismaïlia, et Port-Tewfiq, des hommes sont entrés dans les bureaux de la Compagnie universelle du canal de Suez. En milieu d’après-midi, ils ont reçu des enveloppes, qu’ils n’ont ouvertes qu’au signal donné, et exécuté les ordres. Le soir venu, ite missa est. Le canal, voie stratégique détenue à 44 % par les capitaux anglais, vient de faire son retour dans le giron égyptien.
Dans sa biographie consacrée au colonel égyptien, Jean Lacouture, observateur passionné de l’aventure nassérienne, décortique l’humiliation : le 18 juillet 1956, Nasser apprend – par voie de presse – que les Etats-Unis ont retiré leur proposition de financer son barrage, arguant, méprisants, de leur inquiétude face à «la faiblesse de l’économie égyptienne» et «l’instabilité du régime». Quatre jours plus tard, la fureur de Nasser n’a pas encore cédé à la froide détermination qui percera dans la voix le 26 juillet, sur le podium de la place Mancheya.
Des commandos prêts à agir
Certes, Nasser hésite. Pour récupérer de l’argent afin de construire son barrage et humilier en retour les grandes puissances, la nationalisation du canal est une entreprise séduisante, mais non sans risques. Il pense les Français trop occupés en Algérie, les Israéliens pas prêts à une opération militaire, les Etats-Unis non plus. Quant aux Anglais, il les croit trop lents à intervenir. La partie de poker commence alors.
Ce 26 juillet 1956, Mamdouh Wagdi a 20 ans. Chez ce jeune étudiant en pharmacie, on se réunit autour du transistor pour écouter Nasser. Sur les images des films de la BBC, on voit la berline noire décapotée le promener, souriant, dans la foule en liesse, massée aux balcons. On voit, sur les tribunes officielles, des gradés, barrettes colorées en ribambelles sur le poitrail, tendus vers les paroles de ce raïs, petit-fils de fellah, premier de leurs dirigeants, depuis les pharaons, à être un Egyptien, un vrai, issu du limon du Nil. A la tribune, face à la foule, Nasser parle. Il devise plus qu’il ne clame. Ponctue son arabe de traînants «yaaani», intraduisible interjection, entre «j’veux dire» et «bon, bref», si typiquement égyptienne. Puis quand vient le sésame, le nom «Ferdinand de Lesseps», ultime signal adressé à ses commandos prêts à agir à Suez, le ton change. Nasser se dresse, harangue. Dans sa voix, la révolte, la fierté, l’esprit de Bandung. Il fustige l’impérialisme, les visées de l’Occident, le pillage. «La pauvreté n’est pas une honte, c’est l’exploitation des peuples qui l’est.»« Il me parlait au cœur, et je relevais la tête», raconte Mamdouh Wagdi. Plus d’un demi-siècle a passé. L’adolescent au transistor devenu vieil homme, rencontré sur Tahrir, au milieu des drapeaux, un portrait de Nasser à la main, en a encore les yeux qui brillent.
 

(Visited 38 times, 1 visits today)

commentaires

commentaires